Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.
7 Octobre 2018
Suite au partenariat signé récemment entre le Musée d'Orsay et le Musée de Pont-Aven, on peut découvrir à Pont Aven "Le Talisman de Paul Sérusier, une prophétie de la couleur", exposition qui sera déployée ensuite à Orsay dès la fin janvier 2019.
Icône de l’histoire de l’art et œuvre manifeste du synthétisme mis au point à Pont-Aven autour de 1888, le Talisman a été très peu étudié, et sa légende a éclipsé la vérité. Organisée en partenariat avec le musée d’Orsay, l’exposition-événement marque le retour du tableau dans la petite ville bretonne où il a été peint, le replace dans le contexte particulier de sa création, et fait le point sur les dernières analyses scientifiques menées par le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF). L’objectif ? Redécouvrir l’oeuvre, et tordre le cou aux idées reçues !
Outre le fait de présenter le précieux tableau sur les lieux mêmes où il a été peint, le but de cette exposition est aussi de rendre compte des toutes dernières études scientifiques menées sur l’oeuvre et sa matérialité. Le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France a été mis à contribution pour analyser, pour la première fois, le support du tableau. Premier constat, il ne s’agit en aucun cas d’un couvercle de boîte à cigares, comme on l’a très longtemps pensé. L’étude a confirmé qu’il s’agissait d’un panneau de bois traditionnel, couramment utilisé pour les esquisses en plein air. L’analyse des pigments et de leur application a montré qu’il n’y avait pas eu de préparation du support. Cela confirme le caractère spontané de l’oeuvre, qui a bien été réalisée in situ.
Le Talisman - l'Aven au bois d'amour - Paul Sérusier - Inscriptions au revers : Fait en Octobre 1888, sous la direction de Gauguin par P. Serusier Pont-Aven
Paul Sérusier séjourne durant l'été 1888 à Pont-Aven. Il y côtoie Paul Gauguin, dont il suit les conseils. De retour à Paris, il montre à ses jeunes collègues, les futurs "nabis" ("prophètes" en Hébreu), ce qui va devenir leur "Talisman".
L'observation du tableau permet de retrouver certains éléments du paysage représenté : le bois, en haut à gauche, le chemin transversal, la rangée de hêtres au bord de la rivière, et le moulin, au fond sur la droite. Chacun de ces éléments est une tache de couleur. Selon Maurice Denis, Gauguin avait tenu à Sérusier les propos suivants : "Comment voyez-vous ces arbres ? Ils sont jaunes. Eh bien, mettez du jaune ; cette ombre, plutôt bleue, peignez-la avec de l'outremer pur ; ces feuilles rouges ? mettez du vermillon".
Les 78 tableaux exposés, dont 18 prêtés par Orsay, d’autres par les musées bretons de Morlaix à Nantes, et des raretés venues de collections particulières, témoignent d’une explosion de la couleur, déjà presque fauve.
Emile Bernard a 20 ans, il peint « l’Arbre jaune », un autre talisman puisqu’il ressemble à peine à un arbre, mais davantage à une sorte de divinité naturelle japonisante en pleine nature. Autre coup de maître.
L'arbre jaune - Emile Bernard
La frondaison d'or qui se étache sur les masses vertes d'un bouquet d'arbres, les cernes qui entourent les plans, y compris ceux des nuages stylisés blanc et rosé, la découpe des ombres sur le sol et sur les frondaisons, font penser à une « leçon de peinture sur le motif », suivant les principes de la nouvelle esthétique pontavénienne, à l'image de celle que recevra Sérusier. L'absence de toute représentation humaine ou de toute référence à un site connu enlève à cette œuvre tout pittoresque ou caractère local. Des propos du peintre (« Mémoires sur l'histoire du Symbolisme pictural de 1890 » publiées dans Maintenant, avril 1946), peuvent éclairer sur la volonté de simplification : « II faut simplifier le spectacle pour en tirer le sens... J'avais deux moyens pour y parvenir. L'un consistait à me mettre devant la nature et à la simplifier jusqu'à la rigueur... Réduire ses lignes à d'éloquents contrastes, ses nuances aux sept couleurs fondamentales du prisme... Le second de ces moyens consistait, pour arriver à ce résultat, à faire appel à la conception et au souvenir en me dégageant de toute ambiance directe... Le premier était à proprement parler une écriture simplifiée qui cherchait à dégager le symbolisme inhérent à la nature ; le second était l'acte de ma volonté signifiant par des moyens analogues, ma sensibilité, mon imagination et mon âme.
« Madeleine au Bois d’amour », huile sur toile d’Emile Bernard (H. 137, L. 163 cm). /RMN - Grand Palais (musée d’Orsay)/Hervé Lewandowski
Ce même été, Paul Sérusier a peint « Intérieur à Pont-Aven », puis il fait ce bond de géant, un lâcher-prise vers la couleur pure, poussé par Gauguin, l’aîné de ces jeunes peintres.
Sérusier est bien sûr à l'honneur dans cette exposition, y compris certaines toiles illustrant son approche sur le bon usage des couleurs....
Gauguin, quant à lui, est présent avec deux toiles.
D'autres oeuvres de peintres moins connus sont présentées, tel ce paysage décoratif de Jan Verkade, tombé dans l'oubli....
Le troisième homme-clé du Talisman, c'est Maurice Denis. Comme Paul Sérusier, son aîné de six ans, Maurice Denis a fait ses classes sur les bancs du lycée Condorcet, puis a rejoint l'Académie Julian, où les deux artistes se rencontrent moins d'un an avant le séjour du premier à Pont-Aven. Leur amitié tiendra toutes ses promesses, jusqu'à la mort brutale de Sérusier, en 1927. Par la suite, Denis n'aura de cesse de promouvoir le talent de son "frère nabi", s'employant sans relâche à le mettre "au rang qu'il mérite".
Le Saint-Germanois est un maillon essentiel de l'épopée talismanique à plus d'un titre : d'abord, c'est à lui que Paul Sérusier donne ("comme une relique", précisera l'heureux récipiendaire) son petit tableau fétiche, et ce très tôt, probablement autour de 1900 comme nous l'apprennent les dernières recherches. Théoricien de la peinture autant que virtuose du chevalet, Maurice Denis relate, en 1903, la leçon de peinture au bois d'Amour dans un article, hommage à Gauguin qui vient de rendre l'âme aux Marquises. Enfin, quarante ans plus tard, en 1943, il dévoile publiquement Le Talisman dans une exposition qu'il organise à la galerie Parvillée, avant de perdre la vie accidentellement quelques mois plus tard. Demeurée chez ses enfants, l'oeuvre finira par rejoindre les collections du musée d'Orsay, en 1985.
Ne manquait qu'un peu de bleu dans toute cette explosion de teintes chaudes. C'est fait avec la Marine bleue de Georges Lacombe
Marine bleue - effet de vagues - Georges Lacombe
Pour illustrer la seconde partie "Pont-Aven, berceau de la modernité / Collection d’Alexandre Mouradian" visible jusqu'au 6 janvier 2019 accrochée au 3e étage au sein de la collection permanente, j'ai choisi de vous montrer une vidéo.
En 2018, Alexandre Mouradian, collectionneur philanthrope, s’associe au musée en prêtant 23 oeuvres de sa collection personnelle dédiée aux amis de Gauguin. Ce corpus inédit et présenté en exclusivité au Musée de Pont-Aven prend place au sein du parcours permanent, renou-velant totalement l’accrochage des oeuvres au niveau 3.
Des oeuvres d’Émile Bernard, Émile Jourdan, Maxime Maufra, Henry Moret, Roderic O’Conor, Éric Forbes-Robertson, Armand Seguin, Paul Sérusier, Wladyslaw Slewinski, Jan Verkade sont présentées.
Les infos :
Les deux expositions sont visibles au Musée de Pont-Aven, du mardi au dimanche, 10 heures-18 heures, tarif 8 €, jusqu’au 6 janvier 2019. Une idée de sortie pour les prochaines vacances scolaires ?
PS : La richesse des podcasts proposés par France Culture et cette émission dédiée à l'expo ! A écouter ou ré-écouter !
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