Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.
10 Février 2025
Yannis Ritsos compose ce poème immédiatement après l'expérience tragique de l'occupation allemande et cherche à restituer les éléments qui forment l'état d'esprit particulier du peuple grec.
Le désir inassouvi des Grecs pour la liberté, les souffrances incessantes du peuple grec, la douleur désormais indissociable de leur âme, ainsi que le lien indéfectible qu'ils entretiennent avec la terre qu'ils habitent inlassablement depuis des milliers d'années, figurent parmi les thèmes du poème.
Le langage du poète s'aventure souvent au-delà du sens littéral, adoptant des formulations surréalistes destinées à restituer, sur le plan émotionnel, les éléments de l'âme grecque et du paysage national.
L'expression surréaliste lui permet de créer des images qui font apparaître les sentiments suscités en son âme par son amour profond pour l'hellénisme.
Son approche se libère des contraintes de la vision réaliste pour viser la vérité profonde des choses, telle qu'elle se construit avec toute l'intensité de la charge émotionnelle.
Les visages et les objets de l'univers grec occupent la conscience du poète non seulement par leur existence réelle et matérielle, mais surtout par les infinies extensions que leur confèrent l'amour, la douleur et les désirs qui l'animent : ils acquièrent ainsi la valeur essentielle que revêtent ces éléments pour tout Grec, qui parvient à voir, même dans une pierre de son territoire, quelque chose représentant l'ensemble de sa patrie.
L'intensité émotionnelle du poète, perceptible dans l'ensemble du poème, s'explique non seulement par l'ampleur des pertes et des malheurs subis par les Grecs pendant l'occupation allemande, mais aussi par l'espoir naissant — notamment dans les parties ultérieures du poème — que la réalité pour ces Grecs éprouvés prendra une forme nouvelle et plus heureuse.
Alors que le poète parcourt du regard le difficile passé de la Grèce, il aspire et espère un changement fondamental dans ce qui semble constituer une trajectoire continue de malheur et de détérioration psychique.
Si l'on considère l'intensité émotionnelle du poète, marquée par la douleur, l'indignation, la tristesse et l'espoir qui envahit son âme, on comprend mieux son besoin de se situer au-delà des limites imposées par les mots, dans un espace expressif où prime l'émotion.
Ce que le poète souhaite avant tout exprimer et représenter, c'est la multiplicité des sentiments qu'il éprouve envers tout ce qui fait partie, et constitue en définitive, sa patrie.
Les hommes, les arbres, les paysages et les objets sont tous imprégnés d'un amour qui transcende l'ego et l'instant présent ; ils apparaissent sous le prisme d'un désir profond de liberté pour la patrie, de rupture avec tout joug étranger et, naturellement, de la prospérité tant espérée du peuple grec.
I.
Ces arbres ne peuvent se rassasier de moins de ciel,
Ces pierres ne peuvent se rassasier sous les pas étrangers,
Et ces hommes ne peuvent se rassasier que de soleil,
Et ces cœurs ne peuvent se rassasier que de justice.
Ce pays est aussi dur que le silence,
Il serre contre son sein ses dalles embrasées,
Il serre dans la lumière ses vignes et ses olives orphelines,
Il serre les dents. Il n’y a pas d’eau. Seulement de la lumière.
Le chemin se perd dans la lumière.
Métal est l’ombre de l’enclos.
Ces arbres sont devenus pierre et les rivières et les cris dans la chaux du soleil.
La racine se heurte au marbre.
Chênes empoussiérés.
Ce mulet. Ce rocher. Haletants. Il n’y a pas d’eau.
Tous ont soif, depuis des années.
Tous mâchent une bouchée de ciel au-dessus de leur amertume.
Leurs yeux sont rouges à force de veiller,
Une ride profonde gîte entre leurs sourcils
Comme entre deux collines, au crépuscule, un fin cyprès.
Leur main est rivée au fusil
Leur fusil prolonge leur main
Leur main prolonge leur âme.
Sur leur lèvre habite la colère
Et le chagrin luit au fond de leurs yeux
Comme une étoile au fond d’un creux de sel.
Quand ils serrent les poings,
Le soleil est certain pour le monde
Quand ils sourient,
Une petite hirondelle s’échappe du buisson de leur barbe
Quand ils dorment,
Douze étoiles tombent de leurs poches vides
Et quand on les tue,
La vie grimpe la pente avec tambours et drapeaux.
Depuis tant d’années, tous ont soif, tous ont faim, tous sont tués.
Assiégés par terre et par mer
La chaleur a dévoré leurs champs
Le sel imprégné leurs maisons
Le vent a jeté bas leurs portes et les pauvres lilas de la place
La mort entre et sort par les trous de leur uniforme
Leur langue a la rugosité d’une pomme de cyprès
Leurs chiens sont morts avec leur ombre pour linceul
La pluie fouette leurs ossements.
Pétrifiés dans leur guet, ils fument la bouse et la nuit
Scrutant le large déchaîné
Où s’est englouti le mât brisé de la lune.
Le pain s’en est allé, les balles s’en sont allées.
Ils n’ont plus que leur cœur pour charger leurs fusils.
Tant d’années assiégés par terre et par mer,
Tous ont faim, tous succombent mais aucun d’eux ne meurt,
Leurs yeux brillent pendant qu’ils veillent
Et brillent un grand drapeau
Et brille un grand feu rouge,
À chaque aube des milliers de pigeons s’envolent de leurs mains vers les quatre portes de l’horizon.
Traduction de Jacques Lacarrière, Grécité, Fata Morgana, 1976
Un extrait du poème a été repris par M. Theodorakis pour le mettre en musique
Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane