Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.
15 Juillet 2016
Hier, après consultation de la météo, nous avons finalement préféré reporter notre visite aux fêtes maritimes internationales de Brest pour nous protéger des averses aux Capucins et profiter dès le matin de la superbe exposition dédiée à une rétrospective Chagall.
Je ne crois pas avoir jamais eu autant de difficultés à écrire ce billet, tant la quantité d'oeuvres présentées : trois cents et la masse d'information disponible (J'ai profité du très bon avitaillement de la librairie pour acquérir de nouveaux livres sur Chagall !) m'incitent à écrire en longueur, ce qui n'est pas le but de ce billet.
Cette rétrospective, bien sûr chronologique, est aussi l'opportunité de présenter des facettes de l'oeuvre de Chagall, moins connues, liées à son attachement personnel et amical à la poésie et aux poètes.
C'est au coeur d'une vie de près de cent ans -Marc Chagall est né à Vitebsk, en Russie en 1997, il s'éteint à Saint-Paul-de-Vence, en 1985- que se raconte aussi l'histoire du XXe siècle. Chagall aura ainsi traversé deux guerres mondiales, une révolution, deux exils, des départs, des voyages et des installations incessantes jusqu'à la fin de la 2e guerre mondiale, avec Bella sa compagne de coeur et Ida sa fille tant aimée. Chagall maintiendra toujours les liens avec sa mère-patrie, son sol, sa culture, sa judaïcité, tout ce qui le constitue et qu'il restituera dans une oeuvre considérable et pionnière. Lorsqu'il disparaît, la reconnaissance de son oeuvre est universelle. Peu de personnes cependant ont en mémoire les liens indéfectibles qu'il a toujours tissés avec la poésie, en écrivant lui-même, gravant ou peignant au contact des écrivains et poètes de son temps. Sur les chemins de la poésie et dans ce "grand jeu de la couleur" dont a parlé son ami André Malraux, il aura forgé une oeuvre atypique, intense et généreuse.
J.L. Prat, commissaire de l'exposition, a retenu huit étapes de son parcours de vie : La Russie, Les fables de la Fontaine, La guerre, l'exil, La sculpture et la céramique, Daphnis et Chloé, Le cirque, Les grands thèmes.
Quel défi de ne retenir que huit oeuvres pour vous donner un aperçu de cette exposition. (Bien sûr, je n'ai pu relever ce défi...)
La Russie / Vitebsk
Durant son premier séjour à Paris, en 1910, la capitale dont il a tant rêvé, Chagall installe son atelier à la Ruche, où vivent de nombreux artistes. Il est ébloui par tout ce qu'il découvre, les musées, l'univers des peintres, poètes et musiciens, l'environnement quotidien, la manière de vivre, la langue qu'il apprend...Tout est source d'émerveillement ! Chagall reste cependant fidèle à sa Russie natale ; il en garde la nostalgie et la convoque en rappel dans sa peinture. Pour les autres créateurs, ses nouveaux amis, il demeure une source d'interrogation constante avec une oeuvre hors norme, qui désoriente et paraît éloignée de ce qui se fait et définit la modernité de cette époque.
Paris est le centre novateur de la création en Europe, mais , au milieu de cette effervescence, Chagall n'oublie pas d'où il vient, ce qu'il est, ce qu'il veut être, même si parfois, affleurent les nouvelles données d'un art en gestation qu'il côtoie au jour le jour. Son attachement à la liberté explique sans doute qu'il ne sera jamais disponible pour adhérer aux mouvements, cubiste, futuriste ou abstrait, qui définissent les avant-gardes en ce début du XXe siècle. Une forme de truculence envahit son oeuvre, forte, étrange, où la complexité de ses compositions se trouve amplifiée par son sens inné de la couleur, dont il ne se départira jamais tout au long de sa vie.
Ce tableau, dont le titre sera donné par Blaise Cendrars impose pour la première fois avec une énergie farouche la présence d'un être hybride, moitié homme, moitié taureau, qui parle du désir et d'une relation charnelle qu'il entretient toujours avec la vie.
Un homme à tête de taureau, enveloppé dans un manteau rouge vermillon, nonchalamment appuyé sur l'une de ses mains, retient de l'autre la jambe nue d'une femme. Cette oeuvre ne s'inscrit dans aucun des genres pratiqués par les peintres parisiens à cette époque. Chagall fait peut-être une tentative, très ambitieuse, d'imposer son propres style. Il songe donc à produire une image qui soit une sorte de "statement", une image programmatique de l'oeuvre à venir. Pour la première fois est mis en scène un personnage à tête d'animal. Mais en 1911, cette figure mi-homme, mi-animal entraîne avec elle une autre hybridation : celle de la peinture moderne avec une tradition qui lui est extérieure. Ce bestiaire fantastique vient par delà le Moyen Age de représentations plus anciennes qui survivent depuis l'Antiquité et dont certaines sont passées dans l'art occidental par l'intermédiaire des illustrations des bibles juives médiévales. Mais ce n'est sans doute pas dans cette tradition que Chagall a puisé son bestiaire. Il a pu penser à l'art populaire russe qui, dans des gravures appelées "loubki" faisait un grand usage d'êtres hybrides au caractère plutôt aimable.
Cette articulation d'une culture vernaculaire et d'éléments constitutifs de la modernité caractérise l'ensemble de l'oeuvre de Chagall.
Les fables de la Fontaine
En 1922, alors qu'il séjourne à Berlin, Chagall produit, à la demande de l'éditeur d'art Paul Cassirer, ses premières eaux-fortes pour "Mein Leben" son autobiographie poétique. Le succès fut immédiat auprès des collectionneurs et il est probable que c'est après avoir vu ces gravures qu'Ambroise Vollard prit la décision de faire appel à Chagall pour illustrer trois ouvrages monumentaux : "les âmes mortes" de Gogol, les "Fables" de la Fontaine et la Bible.
La Guerre - l'Exil
C'est à l'invitation du Museum of Modern Art de New York et de Varian Fry, Directeur de l'American Rescue Committee, que Chagall décide de quitter la France en 1941 pour New York. Les compositions de ces années de guerre vécues dans ce nouvel exil sont souvent parées de tonalités sombres nocturnes.
Le traîneau est lié à la neige et évidemment à la Russie. Dans certains tableaux, il est explicitement le thème principal. On le rencontre plutôt dans les oeuvres réalisées aux Etats Unis, durant l'exil lié à la guerre. Car le nouveau monde n'a pas eu pour Chagall l'effet stimulant qu'il a pu avoir pour d'autres artistes exilés ; il lui a au contraire donné la nostalgie de l'Ancien Monde et de la Russie ; à New York, il a fréquenté les écrivains et poètes yiddish plutôt que les artistes français ou américains. Le traîneau participe évidemment de cette nostalgie. Etant également associé au déplacement, le traîneau prend souvent son envol et quittant le sol, devient un vecteur du rêve. On le rencontre donc dans des tableaux qui ont le plus souvent un caractère onirique ou fantastique. Dans la Guerre, il s'élève encore dans les airs, mais c'est pour fuir un village dévasté. Il est possible que ce soit ce caractère ambivalent du traîneau (il transporte dans le monde du rêve, il permet la fuite) qui le fasse apparaître dans les oeuvres de la période américaine : aux duretés de la guerre Chagall ne pouvait opposer qu'un univers onirique. Le traîneau fait le lien entre deux mondes, celui de la souffrance et ce lui du rêve.
La Bible
A son arrivée à Vence, Chagall découvre une charmante chapelle désaffectée, Notre Dame du Calvaire. De plan cruciforme et de proportions justes, elle présente douze murs, décrépis jusqu'à l'ennui, auxquels le peintre veut d'instinct rendre leur fonction première : porter le message de l'Eternel. Chagall étudiera pendant de longues années la composition d'un cycle de douze épisodes issus de la Genèse et de l'Exode qu'il complétera de cinq toiles illustrant le Cantique des Cantiques. Hélas, le projet d'installation dans la chapelle ne put aboutir. Mais cet ensemble d'une ampleur et d'une audace sans précédent, le Message Biblique deviendra le noyau central et emblématique offert par le peintre et Vava au Musée Message Biblique Marc Chagall inauguré en 1973 à Nice par A. Malraux. Ce Message intemporel d'amour entre les hommes marque le testament pictural, poétique et philosophique de M. Chagall. Cliquez ici pour lire en page 14, un commentaire détaillé de la traversée de la Mer Rouge.
Sculpture et céramique
Dans les années 1950, le peintre est tenté par l'aventure de la céramique. Un autre monde s'ouvre à lui dans différents ateliers de poterie ouverts sur la Côte d'Azur, près de chez lui à Vence.
Daphnis et Chloé
L'univers de Chagall est constitué d'histoires vécues et imaginaires, régulièrement convoquées dans cette oeuvre ample et complexe. Dans ce livre inspiré, le peintre retrouve la lumière et les couleurs de l'île enchanteresse de Poros, en Grève, où il séjourne afin d'être au plus près de cette vision pastorale.
Le 17 février 1960, le général de Gaulle et A. Malraux assistent à la première de Daphnis et Chloé à l'Opéra Garnier. L'histoire raconte que Malraux, peu intéressé par le spectacle, leva les yeux vers le plafond pour y découvrir l'oeuvre de jules Lenepveu. La jugeant très académique, il demande à l'entracte de la remplacer par un nouveau plafond. Après avoir réalisé des esquisses et des maquettes, Chagall accepta de relever le défi.
Le cirque
Le monde du cirque a toujours participé activement aux rêves de Chagall. Les saltimbanques illusionnistes de la vie, un jour ici, un jour ailleurs, étaient très attendus à Vitebsk. Ils sillonnaient la Russie d'alors et amenaient un air de liberté et de fête qui fascinait l'enfant qu'il était encore.
Les grands Thèmes
Dans cette période féconde, Chagall explore de nouveaux rapports entre la matière et la couleur, métamorphosées par la lumière du midi de la France qui inonde le vaste atelier de "la colline". Il délivre un message ultime où il réinvente avec une puissance poétique inégalée les liens qu'il a toujours entretenus avec les grands thèmes de la littérature : Don Quichotte, Icare....
Et pour conclure quelques mots sur les symboles dans la peinture de Chagall. Pour évoquer cette thématique, j'ai retenu le Coq.
L'homme coq est peut-être le plus fréquent de ces êtres hybrides que Chagall met régulièrement en scène. On le trouve très tôt dans une eau forte où il personnifie l'orgueil.
Dans "le Coq", l'animal est associé à la peinture : il semble tenir une palette et un pinceau d'où procède l'image d'une mariée au bouquet de fleurs. En ce cas, le coq serait un double de Chagall. Il pourrait aussi être un produit de la palette et du pinceau, comme ce couple qu'on voit dans son plumage.
Dans "le Coq", l'animal est associé à la peinture : il semble tenir une palette et un pinceau d'où procède l'image d'une mariée au bouquet de fleurs. En ce cas, le coq serait un double de Chagall. Il pourrait aussi être un produit de la palette et du pinceau, comme ce couple qu'on voit dans son plumage.
Double de Chagall ou créature née de l'imagination du peintre, le coq est lié à l'amour. On a souvent dit que les coqs étaient chez Chagall des souvenirs de son enfance. Sans doute. Mais beaucoup plus sûrement le coq est le signe de l'envolée hors du monde quotidien. Sa présence dans un tableau autorise celui-ci à ne pas être réaliste, à évoquer un monde de rêve, un monde en apesanteur.
Cependant, il faut rappeler ce que pensait Chagall lui-même de l’interprétation de ses œuvres. Ce témoignage est raconté dans la biographie écrite par sa compagne, entre 1945 et 1951, Ma vie avec Chagall : « Rien n'irritait plus Marc que les tentatives d'élucidation de son matériel thématique. Un soupir d'exaspération lui échappait immanquablement à la simple mention du terme de « symbolisme » lorsqu'on évoquait son œuvre. C'était en réalité dans le but délibéré d'éloigner les gens de considérations sur la signification inconsciente de ses thèmes, qu'il parlait si volontiers de « chimie ». Marc savait qu'une force souterraine œuvrait en lui et remplissait ses tableaux de formes oniriques, mais il n'éprouvait pas la nécessité d'en élucider l'origine ; et il lui déplaisait que d'autres se livrent à des interprétations abusives. Tout ce qui s'inscrivait sur la toile était chargé de sens, il ne l’ignorait nullement, mais son esprit conscient n'y percevait que des formes arbitraires, des éléments utiles à la construction de ses tableaux, issus à l'occasion de sources visibles ou de souvenirs. Il les utilisait pour leurs lignes, leurs couleurs ainsi que pour certaines qualités mystérieuses. La mariée n'est parfois qu’une ligne verticale transperçant le ciel comme une comète avec son long voile flottant derrière elle. Parfois sa tête s'épanouit au milieu du voile tournoyant, comme un génie sortant d'une volute de fumée. Le Christ sur sa croix sert à diviser nettement l'espace pictural. L'échelle et le chevalet se réduisent à des éléments architecturaux. Les têtes des amoureux, deux cercles, parfois fondus l’un dans l'autre, parfois métamorphosés en lune et en soleil, constituent souvent les éléments fondamentaux de l'image. La vision du monde qu'offre l'artiste authentique est colorée en permanence par les visions qu'il projette sur son environnement. On peut presque dire que Chagall a réellement vu des poissons escalader des échelles et des arbres pousser sens dessus dessous, cela aussi longtemps que n'interférait en lui aucune rationalisation. Ces visions avaient à ses yeux autant de réalité que les objets tangibles qui meublent notre vie de tous les jours. Marc ne me parlait jamais de ses rêves. Il ne se les rappelait peut-être jamais consciemment ; la ligne délimitant ses rêves nocturnes de ses rêves éveillés était trop imprécise, en sorte qu'il ne les distinguait pas les uns des autres. Il me disait qu'il était un rêveur qui ne s'est jamais réveillé. Il nous donne pourtant dans "Ma vie" trois vivantes descriptions de rêves, si vivante pour l'un d'eux qu'il en fit ensuite un tableau, L'apparition : Soudain, le plafond s'ouvre et un être ailé descend avec éclat et fracas, emplissant la chambre de mouvement et de nuages. Un frou-frou d'ailes traînées. Je pense: un ange ! Je ne peux pas ouvrir les yeux, il fait trop clair, trop lumineux. Un critique lui demanda un jour si ses visions lui étaient inspirées directement par la réalité, et Marc répondit d'un ton plaisant : - Naturellement. Quand je vois un visage je peins un cheval, et quand je vois un cheval je peins une vache. - Et quand vous voyez un coq ? - Quand je vois un coq, d'abord j'ai envie de le manger, et quand je l'ai mangé je peins des amoureux dans le ciel.»
Ce post ne saurait s'achever sans la petite vidéo bonus, celle qui détaille et commente "Le coq" et vous incitera sans nul doute à vous arrêter longuement devant chacune des oeuvres exposées aux Capucins pour en rechercher et admirer tous les détails.
Sources :
Où :
Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la Culture
Aux Capucins 29800 Landerneau
Renseignements +33 (0)2 29 62 47 78 contact@fhel.fr
Quand :
Du 26 juin au 1er novembre 2016, tous les jours de 10h00 à 19h00 (jusqu'à fin août), puis de 10h00 à 18h00 de septembre à novembre.
Tarifs :
Plein tarif : 8 euros
Tarif réduit : 6 euros
Gratuité (sur justificatif) : demandeurs d'emploi, bénéficiaire des minimas sociaux, personnes handicapées, moins de 18 ans, étudiants, enseignants, titulaires de la carte ICOM
Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane