Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.
7 Mai 2024
Ce tableau de Dufy traduit l'enchantement de la journée d'hier, tissée de petits moments, tels les fils de cette toile nous aspirant dans les profondeurs de tous ces bleus : S'abreuver aux joies minuscules, ouvrir tous ses sens et ressentir le bruissement enchanteur de la vie...
Ce matin, sur France Musique, après une séance réparatrice de piscine, parenthèse de grâce j'écoutai le chanteur poète Arthur Theboul évoquer dans l'émission Musique Emoi Christian Bobin, et lire un extrait de "Murmure" son dernier ouvrage, à propos du pianiste Sokolov.
"Le docteur Sokolov m'a fait une transfusion de Chopin. Pendant quelques jours j'ai été protégé de tout et ouvert à tout"....
"La montagne Sokokov à la fin d'un récital s'incline juste une fois pour dire : je n'ai aucun mérite. Je me suis effacé une heure et demie. C'est une gloire secrète que votre silence m'a permis, dont je vous sais gré. Je suis le saint bossu des pianistes. Saint, il n'y a vraiment pas de quoi s'en vanter. Disparaître en se jetant dans la flamme des fleurs ou dans les bras des morts est un luxe inouï. Une heure et demie hors de ce monde dont les remparts brûlent."
Rentrée à la maison, je continue la lecture de "Murmures"....
"C'est dans une librairie où une échelle de bois est posée contre un mur de poèmes. Je grimpe jusqu'à la lettre A, la poétesse russe impératrice de tous les silences est bien là, dans son nid d'aigle. J'ouvre un de ses livres, la première phrase force mes yeux, inonde mes veines, jaillit dans mon cœur. Je redescends, nimbé de neige et de cendres, que nul ne remarque. J'ai laissé le livre à sa place. Il m'a en un éclair tout donné. Pourquoi vouloir plus ? j'ai encore dans l'oreille le vrombissement des plumes de l'aigle dérangé dans sa tour de guet."
extrait du murmure de C. Bobin
Puis je cherche dans mes recueils, la poésie qui pourrait être celle évoquée par C. Bobin
Летний сад
Я к розам хочу, в тот единственный сад,
Где лучшая в мире стоит из оград,
Где статуи помнят меня молодой,
А я их под невскою помню водой.
В душистой тиши между царственных лип
Мне мачт корабельных мерещится скрип.
И лебедь, как прежде, плывет сквозь века,
Любуясь красой своего двойника.
И замертво спят сотни тысяч шагов
Врагов и друзей, друзей и врагов.
А шествию теней не видно конца
От вазы гранитной до двери дворца.
Там шепчутся белые ночи мои
О чьей-то высокой и тайной любви.
И все перламутром и яшмой горит,
Но света источник таинственно скрыт.
Jardin d’été
Je veux aller dans ce jardin,
dans cette roseraie nonpareille,
Où l’on voit des clôtures la plus belle,
Où les statues gardent mémoire
de la jeune fille que j’étais
Et moi, je les revois sous l’eau de la Néva.
Dans ce lieu caché, plein d’odeurs,
sous les tilleuls princiers,
Je crois entendre craquer
les mâts des vaisseaux.
Comme autrefois, le cygne
traverse les siècles,
En extase devant la beauté de son double.
Par centaines de milliers, des pas
Dorment d’un sommeil de mort,
pas d’ennemis et d’amis,
Pas d’amis et d’ennemis.
Finira-t-il jamais, le cortège des ombres
Qui va du vase de granit
jusqu’à la porte du palais ?
Mes nuits blanches là-bas
se parlent, dans un murmure,
De quelqu’un qui savait aimer
secrètement, superbement.
Partout on voit briller la perle et le jaspe,
Mais un mystère dérobe
la source de la lumière.
1959, Eté
Traduit du russe par Jean-Louis Backès
In, Anna Akhmatova « Requiem, Poème sans héros et autres poèmes »
Editions Gallimard (Poésie), 2007
Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane