Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.
17 Août 2024
Que j'aime tirer le fil de la toile, lors de mes recherches, et découvrir à l'extrémité : un auteur, un poète : aujourd'hui : Miklos Radnoti
Evidemment, mon blog référence "Esprits Nomades" le présente dans ses pages :
Miklós Radnóti marcha plus de 900 kilomètres, plus de trois mois, vers sa mort, à marche forcée. Parce que juif, parce que poète. Il avait en 1936 pressenti son destin.
Ces écrits par-delà le néant, d’un homme qui savait qu’il n’allait point survivre, mais qui croyait à la résurrection des poèmes, nous touchent comme peu d’autres en ce temps. Si par exemple Paul Celan, a par les mots reconstitué l’holocauste, Miklós Radnóti lui l’a vécu dans sa chair et l’a transcrit.
Au printemps 1946, un charnier a été découvert dans le village hongrois d’Abda. Vingt-deux corps décomposés ont été retrouvés emmêlés dans la fosse. L’un des corps retrouvés dans la tombe était celui du poète Miklós Radnóti, abattu d’une balle dans la nuque le 9 novembre 1944 par un compatriote, un milicien hongrois, et versé dans la fosse commune dix-huit mois plus tôt. Retrouvé cousu dans la poche de son imperméable usé, était un petit carnet trempé dans ses fluides corporels. Il a été mis à sécher au soleil et son examen permit d’exhumer les derniers poèmes soigneusement manuscrits. Dans ce carnet Radnóti, à travers la poésie, a raconté l’histoire des six derniers mois de sa vie, les mois passés au service de la main-d’œuvre obligatoire dans un camp de travail nazi à Bor, en Serbie, puis les trois mois de marche forcée à travers la Serbie vers le petit village hongrois d’Abda, près de la frontière autrichienne, où il a été tué quand il était trop faible pour continuer à marcher. Sur la première page du carnet était indiqué – en hongrois, serbo-croate, allemand, français et anglais – qu’il s’agissait des « poèmes de l’écrivain hongrois Miklós Radnóti…Ultime proclamation de son identité hongroise, de son identité de poète. Mais c’est en tant que juif, de poète aussi, car « ses gribouillages » exaspéraient ses gardiens, qu’il fut assassiné. Il faisait passer de mains en mains, parmi les codétenus, ses poèmes.
Il se savait condamné, et ne continuait pas moins d’écrire des poèmes, ne sachant pas ce qu’ils deviendraient dans ce chaos sanguinaire, mais voulant parler par-dessus la mort à Fanny sa femme bien-aimée, au monde entier aussi.
Vois-tu, le soir tombe, et les baraquements, le barbare enclos de chêne ourlé de barbelés, à force de flotter se résorbent dans le soir.
Notre captivité - lentement le regard se détache de son cadre -
et la tension des barbelés, la raison seule, la raison seule encore en garde connaissance.
Vois-tu, mon amour, même le rêve ici ce n'est qu'ainsi qu'il se libère;
nos corps brisés c'est le sommeil, merveilleux sauveur, qui les délivre,
et c'est l'heure où le camp prend le chemin du retour.
En haillons, le crâne rasé, les prisonniers, ronflant, s'envolent
des cimes aveugles de Serbie vers un pays natal à leurs regards caché.
Ce pays qui se cache ! Oh, la maison existe-t-elle encore ?
Les bombes ne l'ont pas touchée ? Elle est là comme avant notre départ ?
Et celui-ci qui gît à gauche, à droite celui-là qui geint, rentreront-ils chez eux jamais ?
Dis-moi, y a-t-il encore un chez nous là-bas, où l'on comprenne cette églogue ?
Sans les accents, griffonnant simplement vers après vers à l'aveuglette,
j'écris ce poème dans le noir, à l'image de ma vie,
tâtonnant, arpentant le papier comme une chenille processionnaire.
Lampes de poche, livres, carnets, les gardiens du Lager ont tout pris,
et pas de courrier non plus - sur nos baraquements ne descend que le brouillard.
Parmi la vermine et les bruits alarmistes, ici vivent Français, Polonais,
Italiens volubiles, Serbes dissidents, Juifs rêveurs dans la montagne,
corps fiévreux, démembré, et qui vit cependant d'une vie unanime
dans l'attente de bonnes nouvelles, de douces paroles de femme, d'un sort humain et libre,
et l'on attend la fin, la culbute dans les ténèbres, le miracle.
Je gis sur le grabat, animal captif au milieu de la vermine,
les vagues d'assaut des puces nous harcèlent mais l'armée des mouches déjà s'est apaisée.
C'est le soir ; de nouveau, tu vois, la captivité s'est raccourcie d'un jour,
d'un jour aussi la vie. Le camp est endormi. La lune
éclaire le paysage : de nouveau les barbelés se tendent dans sa lumière,
et l'on voit par la fenêtre l'ombre armée des sentinelles
qui marchent, projetées sur le mur, au milieu des voix de la nuit.
Le camp est endormi - le vois-tu, mon amour ? - l'air est froissé de rêves ;
un qui ronfle là-bas sursaute et puis se tourne sur la planche étroite et déjà
se rendort, et son visage rayonne. Assis là je suis seul éveillé ;
je sens la cigarette à demi fumée dans ma bouche au lieu du goût de tes baisers,
et point ne vient le sommeil qui soulage,
car je ne sais plus ni mourir, ni vivre sans toi désormais.
Lager Heidenau, dans la montagne au dessus de Zagubica,
juillet 1944
Extrait de Miklós Radnóti - Marche forcée Oeuvres, 1930-1944 Editions Phébus
Traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau
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