Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.
11 Avril 2021
Aujourd'hui, j'ai choisi une poésie de Joseph Brodsky.
Qui est il ?
"En 1964, un jeune homme de vingt-quatre ans est traduit en justice pour « parasitisme social » devant un tribunal de Leningrad, en URSS. « Quel est votre métier ? », lui demande le juge. « Poète », répond-il. « Quelle est votre occupation permanente ? », corrige le juge, excédé. « Je croyais que c'était une occupation permanente », répond le jeune homme, qui sera condamné à cinq ans de déportation dans le grand nord pour avoir notamment exercé le métier de poète « sans les qualifications nécessaires ». Après une campagne de protestations internationales en faveur de sa libération, il en reviendra finalement au bout de dix-huit mois. Brodski a exercé jusqu’au bout le métier pour lequel il n’avait pas les « qualifications nécessaires », mais qui lui valut le prix Nobel de littérature en 1987. Il est mort dans sa maison de Brooklyn, à New York, d’une crise cardiaque le 28 janvier 1995, à l’âge de cinquante-cinq ans. Depuis son arrivée aux États-Unis, en 1972, il s’était mis à écrire en anglais la plupart des essais qui lui étaient commandés, mais c’est en russe uniquement qu’il écrivait sa poésie.
Iossif Aleksandrovitch Brodski dit Joseph Brodsky, né en 1940, est issu d’une famille juive modeste de Leningrad : son père est marin. Il quitte tôt l’école à l’âge de quinze ans et exerce divers travaux manuels, notamment assistant pour les autopsies à la morgue de Leningrad. C’est en tant qu’autodidacte qu’il va se forger, apprendre le polonais pour pouvoir lire Czeslaw Milocz et l’anglais pour comprendre John Donne. Il entre en poésie et se fait traducteur de la poésie anglaise et polonaise. Il publie ses premiers poèmes à l’âge de quinze ans.
Remarqué par Anna Akhmatova, il fait partie du petit groupe de jeunes poètes qu’elle appelle son « chœur magique ». Saint-Pétersbourg occupe une place dominante dans non œuvre, dont quelques-uns des thèmes phares sont la solitude, la séparation, l’exil, le départ. Devenu symbole inévitablement politique de la dissidence littéraire, Brodski ne fut cependant jamais un poète « politique ». Ses démêlés avec les autorités soviétiques de l’époque viennent de sa vision fondamentale du poète qui revendique la liberté pour elle-même. C’est en cela qu’il représentait d’une certaine manière la pure essence de la dissidence : le poète contre le Tsar, moins par ses idées ou par ce qu’il écrit que par son existence même. C’est pour la même raison que Brodski, après son exil, avait toujours refusé de se poser en martyr de la raison d’Etat ou du régime soviétique. Il avait ainsi vigoureusement protesté contre la publication, à l’Ouest et en Russie, de la sténographie de son fameux procès de 1964 qui avait été à l’époque un des best-sellers du samizdat, tout comme sa lettre à Leonid Brejnev, protestant contre sa déportation : « Cessant d’être un citoyen de l’URSS, je ne cesse pas d’être un poète russe. Je sais que je reviendrai. Les poètes reviennent toujours. En personne ou sur le papier. » Littérairement, et dans ce rapport dédaigneux avec le pouvoir et la raison d’État, il était par bien des côtés l’anti-Soljenitsyne.
Depuis l’effondrement de l’URSS, Brodski put revenir au pays, mais seulement sur le papier. Brodski avait choisi de ne pas retourner physiquement en Russie ou à Saint-Pétersbourg ; tout d’abord en raison d’une santé fragile (trois crises cardiaques et deux opérations à cœur ouvert), ensuite parce qu’il ne voulait pas se sentir comme un « touriste » dans la ville qui avait été la sienne et qu’il avait de fait, emportée avec lui en 1972. Les 200.000 exemplaires de la première édition russe officielle de ses poèmes, en 1990, se vendirent en quelques jours. Depuis son exil, les autorités soviétiques avaient refusé tout visa à ses parents, qu’il n'avait pu revoir avant leur mort.
Karel HADEK
(Revue Les Hommes sans Epaules)"
Пилигримы
Мимо ристалищ, капищ,
мимо храмов и баров,
мимо шикарных кладбищ,
мимо больших базаров,
мира и горя мимо,
мимо Мекки и Рима,
синим солнцем палимы,
идут по земле пилигримы.
Увечны они, горбаты,
голодны, полуодеты,
глаза их полны заката,
сердца их полны рассвета.
За ними поют пустыни,
вспыхивают зарницы,
звезды горят над ними,
и хрипло кричат им птицы:
что мир останется прежним,
да, останется прежним,
ослепительно снежным,
и сомнительно нежным,
мир останется лживым,
мир останется вечным,
может быть, постижимым,
но все-таки бесконечным.
И, значит, не будет толка
от веры в себя да в Бога.
…И, значит, остались только
иллюзия и дорога.
И быть над землей закатам,
и быть над землей рассветам.
Удобрить ее солдатам.
Одобрить ее поэтам.
Иосиф Бродский -1958 г.
Les pèlerins
Devant les stades et les temples,
devant les églises et les bars,
devant les cimetières mondains,
devant les grands marchés,
devant les malheurs et la sérénité,
devant Rome et devant la Mecque,
brûlés par le soleil bleu,
s'en vont par le monde
les pèlerins.
Ils sont mutilés, bossus,
affamés, vêtus de guenilles,
le crépuscule emplit leurs yeux,
leur cœur se perd dans l'aurore,
Derrière eux chantent les déserts
et jaillissent les éclairs,
sous leur pas se lèvent les étoiles
et les oiseaux leur crient
que le monde ne changera pas.
Non, il ne changera pas.
Neige étincelante
d'une tendresse incertaine,
le monde ne cessera pas de mentir,
immobile en son éternité
intelligible peut-être
mais infini.
Pourquoi donc croire en soi ?
Pourquoi donc croire en Dieu ?
Il ne nous reste plus
que l'aventure et l'illusion.
Et les crépuscules qui surplombent la terre
et les aurores qui couronnent la terre.
Irriguée par le sang des soldats
exaltée par le cri des poètes.
Jean-Jacques Marie
Extrait d'un volume publié aux Editions du Seuil sous le titre "Collines et autres poèmes"
Ici une émission de France Culture consacrée au poète.
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