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Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.

Par les champs et par les grèves - G. Flaubert

Une dédicace à ma chère V., qui a tant arpenté nos sentiers bretons...

Inspirée par l'un des livres de ma bibliothèque "La Bretagne comme ils l'ont aimée" aux éditions Omnibus, j'ai choisi des extraits de G. Flaubert, "Par les champs et par les grèves" consacrés à Belle-île et pour illustrer ces extraits, plutôt que les peintures très connues de Monet, j'ai préféré celles de M. Maufra, (que l'on peut admirer accrochées aux cimaises de nos musées finistériens).

Maxime Maufra - la grande houle à Donant - Belle-île

Maxime Maufra - la grande houle à Donant - Belle-île

Maxime Maufra - la crique

Maxime Maufra - la crique

La marée baissait ; il fallait, pour passer, attendre le retrait des vagues. Nous les regardions venir. Elles écumaient dans les roches, à fleur d’eau, tourbillonnaient dans les creux, sautaient comme des écharpes qui s’envolent, retombaient en cascades et en perles, et dans un long balancement ramenaient à elles leur grande nappe verte. Quand une vague s’était retirée sur le sable, aussitôt les courants s’entre-croisaient en fuyant vers des niveaux plus bas. Les varechs remuaient leurs lanières gluantes, l’eau débordait des petits cailloux, sortait par les fentes des pierres, faisait mille clapotements, mille jets. Le sable trempé buvait son onde, et, se séchant au soleil, blanchissait sa teinte jaune.

Dès qu’il y avait de la place pour nos pieds, sautant par-dessus les roches, nous continuions devant nous. Elles augmentèrent bientôt leur amoncellement désordonné ; tournées, bousculées, entassées dans tous les sens, renversées l’une sur l’autre, nous nous cramponnions de nos mains qui glissaient, de nos pieds qui se crispaient en vain sur leurs aspérités visqueuses.

La falaise était haute, si haute qu’on en avait presque peur quand on levait la tête. Elle vous écrasait de sa placidité formidable et elle vous charmait pourtant ; car on la contemplait malgré soi et les yeux ne s’en lassaient pas.

Il passa une hirondelle, nous la regardâmes voler ; elle venait de la mer, elle montait doucement, coupant au tranchant de ses plumes l’air fluide et lumineux où ses ailes nageaient en plein et semblaient jouir de se déployer toutes libres. Elle monta encore, dépassa la falaise, monta toujours et disparut.

Cependant nous rampions sur les rochers dont chaque détour de la côte nous renouvelait la perspective. Ils s’interrompaient par moments et alors nous marchions sur de grandes pierres carrées, plates comme des dalles, où des fentes qui se prolongeaient en avant deux à deux et presque symétriques semblaient les ornières de quelque antique voie d’un autre monde. De place en place, immobiles comme leur fond verdâtre, s’étendaient de grandes flaques d’eau qui étaient aussi limpides, aussi tranquilles, et ne remuaient pas plus qu’au fond du bois, sur son lit de cresson, à l’ombre des saules, la source la plus pure.

Puis de nouveau les rochers se présentaient plus serrés, plus accumulés. D’un côté c’était la mer dont les flots sautaient dans les basses roches ; de l’autre, la côte droite, ardue, infranchissable....

Maxime Maufra - Falaises de Baguenères - Belle-île

Maxime Maufra - Falaises de Baguenères - Belle-île

Maxime Maufra - falaises avec soleil couchant

Maxime Maufra - falaises avec soleil couchant

Maxime Maufra - lever de lune

Maxime Maufra - lever de lune

....

Le soleil se couchait. La marée montait au fond sur les roches, qui s’effaçaient dans le brouillard bleu du soir, que blanchissait sur le niveau de la mer l’écume des vagues rebondissantes, et, de l’autre partie de l’horizon, le ciel rayé de longues lignes orange avait l’air balayé comme par de grands coups de vent. Sa lumière reflétée sur les flots les dorait d’une moire chatoyante ; se projetant sur le sable, elle le rendait brun et faisait briller dessus un semis d’acier.

À une demi-lieue vers le Sud, la côte allongeait vers la mer une file de rochers. Il fallait pour les joindre recommencer une marche pareille à celle que nous avions faite le matin. Nous étions fatigués, il y avait loin ; mais une tentation nous poussait vers là-bas, derrière cet horizon. La brise arrivait, dans le creux des pierres les flaques d’eau se ridaient, les goémons accrochés aux flancs des falaises tressaillaient, et du côté d’où la lune allait venir, une clarté pâle montait de dessous les eaux.

C’était l’heure où les ombres sont longues. Les rochers semblaient plus grands, les vagues plus vertes. On eût dit que le ciel s’agrandissait et que toute la nature changeait de visage.

Donc nous partîmes en avant, au delà, sans nous soucier de la marée qui montait, ni s’il y aurait plus tard un passage pour regagner terre. Nous voulions jusqu’au bout abuser de notre plaisir et le savourer sans en rien perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous courions sans fatigue, sans obstacle, une verve de corps nous emportait malgré nous et nous éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements d’une volupté robuste et singulière. Nous secouions nos têtes au vent, et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos mains. Aspirant l’odeur des flots, nous humions, nous évoquions à nous tout ce qu’il y avait de couleurs, de rayons, de murmures : le dessin des varechs, la douceur des grains de sable, la dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues, les découpures du rivage, la voix de l’horizon ; et puis c’était la brise qui passait, comme d’invisibles baisers qui nous coulaient sur la figure, c’était le ciel où il y avait des nuages allant vite, roulant une poudre d’or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous nous roulions l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux ; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les oreilles ;....

Maxime Maufra - les pyramide de Port Coton

Maxime Maufra - les pyramide de Port Coton

Maxime Maufra - Le port de Goulphar

Maxime Maufra - Le port de Goulphar

....nous regrettions que nos yeux ne pussent aller jusqu’au sein des rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos oreilles ne pussent entendre graviter dans la terre la formation du granit, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l’océan et, dans la sympathie de cette effusion contemplative, nous eussions voulu que notre âme, s’irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours pousser au soleil de l’éternité ses métamorphoses.

 

Extrait de : "par les champs et par les grèves" de G. Flaubert

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