Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.
11 Octobre 2024
Parfois, ce sont les idées les plus simples qui aident à réenchanter le monde. Gaston Bachelard appelait à ce que la radio développe des thèmes "qui touchent l’inconscient, lequel va trouver dans chaque onde le principe de la rêverie". C’est le projet de L’Instant poésie, nouveau rendez-vous de France Culture. Chaque mois, une ou un artiste, éditeur, poète – un "passeur" – a carte blanche pour proposer un poème par jour, le présenter, le donner à entendre. Et nous faire ainsi pénétrer dans un bout de son imaginaire, son univers sensible. C’est Clara Ysé qui inaugure le podcast, et dans son cahier de poésie, on croise aussi bien René Char que Constantin Cavafy, Anna Akhmatova, Paul Celan ou Omar Khayyâm.
Source : France Culture
"Le jeu est fini"
Mon cher frère, quand nous construirons-nous un radeau
et ferons la descente des cieux ?
Mon cher frère, la cargaison sera trop pesante bientôt
et nous sombrerons tous deux.
Mon cher frère, nous dessinons sur le papier
tant de pays et de voies ferrées.
Prends garde, ici, devant les noires lignes,
tu vas sauter sur les mines.
Mon cher frère, ensuite au poteau
je voudrais être liée et crier.
Mais toi déjà sur ton cheval tu quittes la vallée
des morts et nous fuyons tous deux.
Éveillés au camp des Tziganes et éveillés sous la tente au désert,
le sable nous coule des cheveux,
ni ton âge ni le mien ni l'âge du monde
ne peuvent se mesurer aux années.
Par les corbeaux rusés, par la patte d'aragne
et par la plume dans le buisson ne te laisse pas duper,
ne mange ni ne bois au pays de cocagne,
c’est le simulacre qui mousse dans les poêles et pichets.
Seul qui, au pont d'or, pour Escarboucle, la fée,
se souvient encore du mot, a gagné.
Je dois te dire, avec la dernière neige,
au jardin, le mot a fondu.
Par tant et tant de pierres nos pieds sont si blessés.
L'un guérit. Avec lui nous voulons sauter,
jusqu'à ce que le roi des enfants, dans la bouche la clef
de son royaume, nous emmène, et nous allons chanter :
Qu'il est beau le temps où germe de la datte le noyau !
Toute personne qui tombe a des ailes.
C'est un dé rouge qui ourle le linceul des pauvres
et ta feuille de cœur sombre sur mon sceau.
Nous devons aller nous coucher, très cher, le jeu est fini.
Sur la pointe de pieds. Les chemises blanches bouffent.
Père et mère disent que la maison est hantée
quand nous échangeons notre souffle.
"Le jeu est fini" d'Ingeborg Bachmann est extrait du recueil Toute personne qui tombe a des ailes (Poèmes 1942-1967) (Gallimard, 2015), traduit de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif
Vous connaissez ma curiosité insatiable...j'ai donc cherché la version originale d'Ingeborg Bachmann: "Das Spiel ist aus". Ma chère V. appréciera.
Mein lieber Bruder, wann bauen wir uns ein Floß
und fahren den Himmel hinunter?
Mein lieber Bruder, bald ist die Fracht zu groß
und wir gehen unter.
Mein lieber Bruder, wir zeichnen aufs Papier
viele Länder und Schienen.
Gib acht, vor den schwarzen Linien hier
fliegst du hoch mit den Minen.
Mein lieber Bruder, dann will ich an den Pfahl
gebunden sein und schreien.
Doch du reitest schon aus dem Totental
und wir fliehen zu zweien.
Wach im Zigeunerlager und wach im Wüstenzelt,
es rinnt uns der Sand aus den Haaren,
dein und mein Alter und das Alter der Welt
mißt man nicht mit den Jahren.
Laß dich von listigen Raben, von klebriger Spinnenhand
und der Feder im Strauch nicht betrügen,
iß und trink auch nicht im Schlaraffenland,
es schäumt Schein in den Pfannen und Krügen.
Nur wer an der goldenen Brücke für die Karfunkelfee
das Wort noch weiß, hat gewonnen.
Ich muß dir sagen, es ist mit dem letzten Schnee
im Garten zerronnen.
Von vielen, vielen Steinen sind unsre Füße so wund.
Einer heilt. Mit dem wollen wir springen,
bis der Kinderkönig, mit dem Schlüssel zu seinem Reich
im Mund
uns holt, und wir werden singen:
Es ist eine schöne Zeit, wenn der Dattelkern keimt!
Jeder, der fällt, hat Flügel.
Roter Fingerhut ist’s, der den Armen das Leichentuch
säumt,
und dein Herzblatt sinkt auf mein Siegel.
Wir müssen schlafen gehn, Liebster, das Spiel ist aus.
Auf Zehenspitzen. Die weißen Hemden bauschen.
Vater und Mutter sagen, es geistert im Haus,
wenn wir den Atem tauschen.
P.S. : Si vous souhaitez en savoir un peu plus sur l'auteure Ingeborg Bachmann, je vous incite à lire l'article ici "Ingeborg Bachmann en sept questions", dont le lien m'a été transmis par un lecteur.
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