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Ephéméride éclectique d'une librocubiculariste glossophile et mélomane.

Les cornes de Moïse

 

Dans l’iconographie chrétienne, et ceci jusqu’au XVIIIème siècle, Moïse est souvent représenté portant des cornes. Il est le plus représenté de tous les prophètes. De Michel-Ange à Chagall, il a inspiré les sculpteurs et les peintres qui le figurent, selon les époques, sage ou furieux. Mais pourquoi diable certains l’affublent-ils de cornes ?

Le puits de Moïse - Claus Sluter

Le puits de Moïse - Claus Sluter

Un calvaire a été commandé en 1389 à Claus Sluter par le duc de Bourgogne Philippe II le Hardi pour la chartreuse de Champmol à Dijon. Aujourd'hui il ne demeure que le pilier hexagonal présentant sur chacune de ses faces un prophète (Moïse, David, Jérémie, Zacharie, Daniel et Isaïe). . Aussi, en raison de sa situation (il est bâti sur un bassin d'eau) et du nom du plus prestigieux des prophètes représentés, a-t-on baptisé ce vestige : Le Puits de Moïse. Mais comme tout personnage, Moïse est aussi ambivalent. Le Moïse de Sluter, taillé dans la pierre de Bourgogne, se tient debout, les tables de la Loi dans la main droite, et de son épaule gauche se déroule sur sa poitrine un parchemin où est écrit en latin : « Au soir, la multitude des fils d'Israël i­mmolera l'agneau. » Se référant au chapitre XII de l'Exode, l'artiste hollandais montre Moïse en sauveur de son peuple. Le prophète tourne la tête sur le côté, et son regard à la fois décidé et serein scrute le lointain. Il est le Guide.

Moïse par Michel-Ange

Moïse par Michel-Ange

La statue de Moïse devait faire partie du tombeau que le Pape Jules II avait commandé à Michel Ange. Du grandiose et même démesuré projet initial de 1505 il ne sera réalisé que l’actuel cénotaphe. Seul le colossal Moïse (2m35), réalisé entre 1512 et 1515, est de la main de Michel Ange. Le Moïse de Michel-Ange, lui, est ­assis. Sa puissante musculature de marbre luit. C'est un athlète. Il tient sous son bras droit les Tables de la Loi. Il tourne aussi la tête sur le côté, mais son regard terrible montre à la fois son courroux et son indignation. Michel-Ange semble immortaliser la fureur de Moïse lorsque, descendant du mont Sinaï où il a reçu de Dieu les dix commandements, il découvre son peuple prosterné devant le veau d'or (Exode, XXXII, 19). Selon Freud, qui se réfère aux travaux de l'historien d'art allemand Henry Thode, en ce Moïse « énigmatique et grandiose », Michel-Ange sculpte un « caractère », un homme « éternellement assis et irrité », maîtrisant sa fureur et son désir de vengeance.

Philippe de champaigne - Moïse présentant les tables de la loi

Philippe de champaigne - Moïse présentant les tables de la loi

Fidèles au texte latin, la plupart des artistes du Moyen Age et de la Renaissance, peintres, sculpteurs et imagiers posent au sommet du front de Moïse deux petites excroissances devenues le signe distinctif de l'image du prophète, ses attributs.

Rembrandt - Moïse brisant les tables de la loi

Rembrandt - Moïse brisant les tables de la loi

La montée en puissance de la Réforme protestante au XVIe siècle va clore provisoirement le débat autour des cornes. Face à la diffusion de bibles en langues vernaculaires, l'Eglise catholique, réunie en concile à Trente, réaffirme en 1546 l'authenticité de la traduction de saint Jérôme tout en ­tenant compte des critiques émises par les humanistes de la Renaissance. En 1592, le pape Clément VIII promulgue enfin le texte définitif, appelé « Vulgate sixto-clémentine », dans lequel « cornu » est remplacé par « rayonnait ». Le frontispice est constitué d'une gravure montrant Daniel et Moïse. Ce dernier a bien perdu ses cornes mais, à la place de sa tête, sortent deux rais.

José de Ribera - Moïse tenant les tables de la loi

José de Ribera - Moïse tenant les tables de la loi

Les cornes de Moïse

Un front orné de rayons lumineux ou de cornes

Mais, qu'il soit puissant et colérique ou sage et sauveur, jusqu'au XVIIe siècle, Moïse est toujours représenté âgé, barbu et cornu. La présence de ces petites cornes au-dessus du front s'explique par un passage (versets 29 et 30) du chapitre XXXIV de l'Exode, où il est dit que lorsque Moïse redescend du mont Sinaï, il « ignore que la peau de son visage est devenue rayonnante ». Que les rayons soient devenus des cornes ne tient pas de la magie mais d'une interprétation du verbe hébreu qaran. Lorsqu'en 383 Jérôme de Stridon (saint Jérôme) est chargé par le pape Damase Ier de traduire la Bible de l'hébreu au latin (ce qu'on appelle la Vulgate), il traduit qaran par « cornu ». Les exégètes juifs protestent. Ils expliquent que ­Jérôme a confondu le verbe qaran (« rayonner ») avec sa racine qeren (« corne »). Rachi, né à Troyes en 1040, l'une des plus prestigieuses autorités rabbiniques du Moyen Age, tente une conciliation : puisque rayonner et corne ont une racine commune (QRN), il s'agit de comprendre qaran comme « la lumière brille et ressort comme une sorte de corne »...

Chagall - Moïse et le buisson ardent

Chagall - Moïse et le buisson ardent

Marc Chagall semble s’être emparé de cette solution dans sa représentation de Moïse recevant les tables de la Loi (1960-1966, Nice, musée Chagall) : le prophète a deux rayons lumineux au sommet du crâne, qui ressemblent à des cornes.

Chagall - Moïse guidant son peuple

Chagall - Moïse guidant son peuple

Artiste majeur du XXe siècle, Marc Chagall (1887–1985) est un peintre de la « surréalité ». Son œuvre, nimbée de sacré, s’inspire de la tradition juive qui a baigné son enfance.

La présentation des œuvres met en évidence la prééminence du texte biblique dans l’imaginaire de l’artiste, l’empreinte du texte hébraïque dans ses souvenirs au travers notamment des symboles essentiels du judaïsme, ainsi que la volonté de Chagall de faire passer à travers les grandes œuvres bibliques un message universel de paix et d’amour.

Sur les traces des ancêtres : C'est à la demande d’Ambroise Vollard, marchand d’art et éditeur de livres d’artistes, que Marc Chagall s’attèle en 1931 à la réalisation d’une centaine d’eaux-fortes pour illustrer la Bible et entreprend un voyage dans la Palestine sous mandat britannique en 1931. Fasciné par les lieux bibliques, l’artiste y réalise un ensemble de peintures, qu’il appellera plus tard des « notes ». Il retient de la production des artistes de l’école d’art de Bezalel* (à Jérusalem), la massivité et le dépouillement des silhouettes, inspirées des Bédouins, pour élaborer un nouveau type de figures bibliques.

Interpréter la Bible : avec les compositions bibliques, réalisées dès le début des années 1940, l’artiste se pose non plus en illustrateur du texte sacré – comme ce fut le cas dans les eaux-fortes –, mais en interprète. Il mêle et tisse souvenirs d’enfances et évènements contemporains, légendes yiddish et références bibliques. Il présente ainsi la Bible comme une grille de lecture possible pour le temps présent, en s’accordant le statut de voyant, d’ange, de prophète.

Chagall - Moïse recevant les tables de la loi -  - Moise répand les ténèbres sur l'Egypte
Chagall - Moïse recevant les tables de la loi -  - Moise répand les ténèbres sur l'Egypte
Chagall - Moïse recevant les tables de la loi -  - Moise répand les ténèbres sur l'Egypte

Chagall - Moïse recevant les tables de la loi - - Moise répand les ténèbres sur l'Egypte

sources :

 

Pour continuer ce voyage dans l'histoire de la bible, je vous propose la lecture d'un texte intitulé les cornes de Moïse de Thomas Römer

et/ou la vidéo de la leçon inaugurale de Thomas Römer au collège de France "Les cornes de Moïse. Faire entrer la Bible dans l'histoire."

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